Jadis, on pouvait voir, hérons mélancoliques
Henry de la Tombelle, Le Sud Ouest économique, n°317-318, 1940
Bizarrement perchés sur leurs pattes de bois
Maints bergers qui gardaient des troupeaux faméliques
Loin de l’ombre, des toits
Et ces grands échassiers vêtus de peaux de chèvre
Appuyés contre un pin, de l’aurore à la nuit
Semblaient, gardiens épars du royaume des fièvres
Les prêtres de l’Ennui
Où sont-ils maintenant ? Ont-ils laissé leurs rêves
Accrochés, tels des nids, au branchage des pins.

Comme les grandes forêts de l’Amérique septentrionale qui bordent le fleuve Saint-Laurent ou le lac Ontario, les pignadas et les landes sont une sorte de domaine commun où vit dans la misère, mais aussi l’indépendance, une race à part. Séparés du reste des hommes, les habitants préfèrent encore, aux bienfaits de la civilisation, le droit d’errer librement sur les dunes. Ces hommes sont les Arabes ou les Indiens de nos landes. Ils n’ont ni propriété ni patrie, ou plutôt, on l’a vu, ils trouvent l’une et l’autre au milieu des dunes ; ils ont la forêt qui les a vu naître et ce grand désert sablonneux, le Sahara de la France, qui attend leur dépouille, et qui doit recouvrir bientôt ces derniers sauvages destinés sans doute à disparaître sans retour. La civilisation, en effet, les chasse devant elle, comme fait aux Etats Unis la colonisation américaine. Avant peu ils auront abandonné le béret et la veste de peau. Des traits allongés, les yeux vifs, presque farouches, un teint olive qui rappelle celui des Maures, seront alors les seuls caractères distinctifs qui trahiront ce peuple. »
Henry Ribadieu, Les châteaux de la Gironde

Loin de pouvoir, dans leur jargon barbare, articuler des pensées ordinaires, c’est à peine s’ils trouvent des mots pour exprimer quelques besoins physiques. Accoutumés à ne voir que les mêmes objets, à n’éprouver que des sensations uniformes, les habitants des Landes reportent sur leur caractère là monotonie sauvage du pays. Une ignorance profonde, une cupidité mesquine, de l’apathie portée au plus haut degré, et un excès de misère tel, qu’il émousse jusqu’à sentiment du malaise, les rendent incapables d’énergie, et pour ainsi dire de réflexion. Façonnés dès le berceau à la superstition la plus absurde, les Landais accueillent avidement les traditions comme les contes de sorciers et de revenants. C’est vainement que, soumis à leurs curés, ils en reçoivent des notions religieuses, car, dominés par des terreurs puériles, les paysans des Landes les dénaturent en les appliquant à des exorcismes et aux pratiques les plus ridicules.
Victor Gaillard, Les Français peints par eux-mêmes : encyclopédie morale du XIXe siècle, province, tome second

Quant aux Lanusquets ou Landescots de la Gascogne, dans le voisinage des lacs qui bordent le littoral, ils offrent en marchant un spectacle unique au monde, vu la hauteur de leurs échasses, dont quelques-unes ont près de 2 mètres. Sur ces pâtis, jadis parsemés de flaques d’eau et de mares sans profondeur, ils n’auraient pu suivre leurs troupeaux de moutons s’ils n’avaient armé leurs jambes de ces « chanques » bizarres. Lorsqu’on aperçoit pour la première fois un groupe de ces échassiers des Landes, on ne peut s’empêcher d’être saisi d’un certain émoi, comme à la vue d’un prodige. Revêtus de leurs peaux de mouton à la laine rongée par le temps, ils passent gravement, en tricotant des bas ou en tordant du fil, au-dessus des « brandes » ou grandes bruyères, des fougères et des joncs, comme si, à l’exemple des magiciens, ils avaient le pouvoir de glisser sur les tiges des plantes sans les courber ; le spectateur reste presque enfoui dans la brousse ; eux, au contraire, semblent marcher en plein ciel, sur le bord de l’horizon. Ils paraissent d’autant plus étranges qu’on les voit de plus près ; car, en dépit du raisonnement, le regard, logique à sa manière, ne peut s’empêcher de prendre d’abord les échasses pour des prolongements vrais des jambes, dont ce que l’on croit être les genoux se courbent en arrière et non en avant, comme chez les autres mortels. Le grand bâton que manient les Lanusquets avec une adresse excessive, et qui leur sert à l’occasion de balancier, de bras ou d’appui, contribue à l’étrangeté de leur aspect : on dirait de gigantesques sauterelles. En quelques districts non encore transformés en forêts par les semis, tous les habitants pratiquent les échasses : les enfants eux-mêmes ne craignent pas de se hasarder sur les chanques paternelles, et souvent on aperçoit au-dessus de la bruyère des femmes, presque toujours vêtues de noir, qui ressemblent à de grands corbeaux perchés sur des branches séchées.
Elisée Reclus, L’Homme et la Terre, livre 1

BARBARES, SAUVAGES
Extraits du livre l’invention des landes, de Dominique d’Antin de Vaillac.
La réalité des Landes, autre que poétique, est insaisissable, parce qu’elle n’est pas incarnée, parce que la terre ferme des institutions et des densités sociales y est intermittente, et que les pas s’arrêtent trop vite sur des rivages. Ceci constitue à la fois leur malédiction et leur chance. « L’homme n’est pas bien ici, il y meurt ou dégénère »… Lorsqu’ils traversent les landes, c’est ce même regard d’effroi qu’expriment les voyageurs partis en reconnaissance, tous apitoyés et déconcertés, au siècle de la machine à vapeur, par la survivance d’une société primitive aux confins de la France. En ce milieu du XIXe siècle, les landes de Gascogne semblent figées, à l’image des eaux stagnantes qui les recouvrent six mois sur douze, sur un modèle d’organisation plusieurs fois millénaire, remarquablement stable et singulièrement original pour sa capacité de résistance aux modèles dominants que la « France des Lumières » emporte comme des bagages sur les chemins de l’histoire moderne. Ainsi, toute une génération d’observateurs, qui dure un siècle (1750-1850), émet ce jugement brutal. Elle est pourtant prédisposée par la mode naturaliste à s’émerveiller devant tout ce qui porte pagne ou plumes, avide d’exotisme, curieuse des « bons sauvages » et encore peu initiée aux délices de l’enquête sociologique. Pourtant, la litanie est constante chez tous ceux qui écrivent, tous gens d’ailleurs, tous libéraux au grand cœur, pour s’épancher sur l’affligeant spectacle des landes du début du XIXe siècle. Que découvrent-ils donc ? Une population misérable, arriérée, rongée par la pellagre et le paludisme, « un état de choses qui fait tâche sur la civilisation ». La singularité de ces « sauvages » d’avant la rencontre civilisatrice alimentera encore bien des débats sur la manière dont ils broyaient le millet, dont ils réglaient leurs épousailles, ou occupaient d’airs de flûtiaux leurs longues heures de compagnonnage moutonnier. Ces recherches et ces remises en place permettent sans doute de restaurer leur dignité et leur génie propre. Elles ne parviennent pas pour autant à expliquer pourquoi ce territoire rigoureusement plat et homogène ait été aussi celui qui fut touché le plus tardivement par le « progrès ». Au point d’organiser son « rattrapage » en quelque cinquante ans avec une facilité somme toute exemplaire. Car voilà qu’écrivains, ingénieurs, agronomes, investisseurs, pendant la première moitié du XIXe siècle, s’émeuvent, s’intéressent, et « inventent » le paysage des landes d’aujourd’hui. La mode landaise parviendra même jusqu’à Napoléon III qui fera voter le 25 mai 1857 par le Corps législatif une « loi relative à l’assainissement et à la mise en culture des landes de Gascogne ». La France du Second Empire, en pleine ère industrielle, semble découvrir avec émoi, que 600000 hectares sur son propre sol ne sont pas «mis en culture». Un peu, comme si aujourd’hui, on s’apercevait que deux départements français étaient dépourvus d’électricité, de moteurs à explosion, ou de télévision ! (p. 31)

L’habitant des Landes, dont l’identité collective lui est « soufflée » par ceux qui l’observent, ou empruntée au milieu qui l’entoure, à travers la figure folklorique du berger ou du forestier, se trouve ainsi assigné dans des rôles. Et c’est là sa malédiction. Sa chance, c’est de construire sa propre réalité dans le rapport subjectif qu’il entretient avec ces horizons à la fois infinis et limités, et comme le castillan ou l’aragonais des déserts, en nourrir un individualisme et une fierté impartageables, éperons libertaires opposés à toutes les définitions et à toutes les intégrations. Ce jeu de cache-cache permanent, nous le retrouverons dans la confrontation des landes avec le pouvoir d’État qui cherchera longtemps la faille par où instiller l’organisation collective et ses servitudes. Ceci rend toute politique landaise problématique, puisqu’il faut d’abord modifier le paysage, influer sur le rapport qu’entretiennent les habitants avec lui, pour espérer les faire rentrer dans de nouveaux desseins. Mais comme le territoire est vaste, le passage par les habitants est la nécessité de tout succès durable. La tactique de « l’enclavement », de type nord-américain, plus immédiate, mais qui crée simultanément des « réserves » pour ses Indiens, a pu être appliquée avec des succès aussi brillants qu’éphémères. (p. 34)
“ETHNOCIDE CULTUREL”
L’originelle bonté de la douce race landaise restait encore intacte au fond de nos cœurs, où à présent, à leur place, grimacent tous les sentiments d’envie, de haine et d’orgueil démesuré, dont au contact des étrangers et des idées nouvelles, nous sommes maintenant pour jamais infectés. On sent l’homme familier des douces mélancolies du soleil couchant répandues par le désert, et qui, lentement, inconsciemment, s’est imprégné de toutes les grandeurs de cette terre primitive, rendues solennelles par l’éloignement de toutes choses…
Félix Arnaudin

Alors, qu’ailleurs, les procédés d’acculturation se mettaient en place à partir du XVe siècle, dans les Landes de Gascogne, ils paraissent avoir fait comme une entrée en force, à la suite de la loi de 1857. […] Les Landais, à la recherche de leur âme, n’ont pas échappé à ce laminage des esprits. Bien plus, ils y ont été confrontés plus brutalement que dans d’autres régions de France atteintes depuis plus longue date par le réseau intégrateur. Bien pire, les landes forestières ont fait l’objet d’une construction ad hoc : elles ont été plongées dans la « modernité » au forceps, comme on plonge l’enfant qui se présente mal dans la vie et elles ont tout reçu en même temps, à la manière d’un « pack ». C’est l’émergence simultanée et hégémonique de la forêt, de la propriété foncière, et des communications terrestres qui signe ici le basculement explicitement organisé par la loi de 1857. L’appareil scolaire, s’appuyant sur des communes désormais prospères, viendra compléter un dispositif, une fois les structures de base mises en place. (p. 260)
La mise en communication de l’archipel landais avec le reste du monde, corrélatif avec la généralisation de la forêt, eut comme conséquence, ainsi que le signale A. Larroquette, de « mettre les têtes à l’envers ». La formule est expressive et elle rend compte probablement de la rupture radicale – sur le plan culturel – provoquée par la mise en communication de ce qui avait été jusqu’à présent une « société polysegmentaire », « un système social composé de multiples sous-groupes : clans, lignages, familles et relations de parenté, groupes d’âge, corporations, confréries et confraternités, paroisses et quartiers, communautés villageoises ou urbaines, etc. (…) ». (p. 264)
« L’invention des Landes » est bien la traduction territoriale des mêmes subversions : elle se construit sur la mythologie du « landais-barbare », lui fabrique, tout en le détruisant, une identité de remplacement (le « réel » produit par le pouvoir), et instrumentalise cette construction (les Landes-paysage contemporaines). (p. 275)
L’identité forestière des Landes, que l’on pouvait croire un moment ancrée sur la réalité, n’est, après examen, que l’un des passages obligés, l’une des fourches caudines, tendue avec adresse par l’État du XIXe siècle pour faire naître, ici comme ailleurs, « l’homme moderne ». (p. 276)

LES LANDES TRADITIONNELLES
Extraits de histoire sociale des landes au xixe et xxe siècles, par le Centre d’Histoire Sociale du XXe siècle, Laboratoire du C.N.R.S.- Université Panthéon-Sorbonne (Paris – I)
Le système agro-pastoral
Jusqu’au milieu du XIXe siècle, le territoire des Landes est dominé par un système agricole traditionnel mêlant cultures et élevage. Ce système est le résultat de l’équilibre établi entre les hommes et une nature encore imparfaitement apprivoisée et inégalement transformée. Le paysage se compose alors de trois types d’espaces ou de zones : la forêt, les landes et les exploitations agricoles. Malgré quelques variations sensibles entre les différents espaces qui composent le département, on estime que les surfaces cultivées représentent seulement 5 % de la surface, tandis que la lande, faite de végétation rase et spontanée, représente l’espace le plus important. Il faut également préciser qu’à cette époque, les surfaces boisées ne représentent pas l’essentiel du paysage landais. Cette omniprésence de la lande est liée à son rôle essentiel dans le système agricole, à travers la nourriture qu’elle fournit aux moutons qui constituent l’essentiel du cheptel. Ainsi, les hommes apportent une grande attention à l’entretien de la lande, à travers la pratique de l’incinération (la burle, en gascon), qui permet de brûler les plantes trop vieilles et trop dures pour les animaux et de faire place nette pour des plantes jeunes et tendres. Même s’ils n’exercent pas une maîtrise totale sur l’environnement, les hommes contribuent à le façonner directement par l’incendie, et indirectement par la pratique de l’élevage, et en particulier du pacage extensif sur les landes communales.

Les paysans landais élèvent essentiellement des moutons, mais, la raison d’être de cet élevage n’est pas la production de viande ou de laine, mais d’engrais sous forme de fumure pour les terres agricoles. En effet, les sols, trop pauvres et trop acides, n’autorisent que de faibles rendements et seul l’engrais animal, constitué des excréments des bêtes, recueillis dans la lande, permet d’atteindre une production agricole satisfaisante. Et encore, celle-ci n’est-elle destinée qu’aux besoins alimentaires des familles paysannes. Cette agriculture vivrière est pratiquée de façon intensive sur de petites exploitations de 3 à 5 ha, appelées « quartiers« , installées sur un « airial » (espace enherbé et planté de chênes et arbres fruitiers isolé au milieu de la lande ou de la forêt, donnant un aspect de bosquet-oasis entouré de désert ou de clairière-providence au milieu de la forêt). Tout le paradoxe de l’agriculture landaise tient justement dans le fait que des sols pauvres sont mis en valeur de façon intensive par la culture, sur la même parcelle, d’une céréale de base (le plus souvent le seigle) et d’une céréale secondaire (le millet ou le maïs), sans jachère. Ceci n’est possible que par l’apport de l’engrais animal. Une exploitation moyenne de 5 ha, nécessaire pour nourrir un foyer d’une dizaine de personnes, a ainsi recours à un troupeau de 100 à 150 moutons, dont l’entretien requiert 100 à 150 ha de landes de pacage. On perçoit bien, à travers ce rapide calcul, les difficultés d’un système agricole précaire, résultat de l’adaptation à un milieu difficile.

Aux cultures proprement alimentaires, comme le seigle ou le maïs transformées grâce aux nombreux moulins de cette époque, viennent s’ajouter plus rarement quelques autres productions orientées vers l’autoconsommation. C’est par exemple le cas de la production de chanvre. Même si cette culture commence à régresser dès le milieu du XIXe siècle dans les Landes, il semble qu’à cette époque, on peut encore trouver dans la plupart des familles, notamment dans les familles de métayers, au moins une personne sachant filer et tisser le chanvre, ce qui contribue à en faire l’un des textiles caractéristiques de la région, cité dans bon nombre d’inventaires de dot jusqu’à la fin du XIXe siècle. La vigne reste, quant à elle, une production minoritaire et surtout très localisée, puisqu’elle concerne surtout l’est du département, compris dans la zone viticole de l’Armagnac.
Enfin, aux productions vivrières viennent parfois s’ajouter quelques produits qui sont destinés à la vente et qui entrent dans un système d’échanges locaux. La forêt est ainsi déjà exploitée pour la production de bois et de résine, tandis que les abeilles peuvent fournir du miel et de la cire qui étaient revendus. De façon plus marginale, on peut également ajouter aux productions vivrières l’élevage de quelques rares vaches, fournissant du lait et de la viande, ou les fruits de la cueillette, de la pêche et de la chasse.

La société rurale landaise
L’organisation sociale de la production agricole dans les Landes, pendant la première moitié du XIXe siècle, fait apparaître une division de la société rurale en cinq grandes catégories sociales : les propriétaires non-exploitants, les petits propriétaires exploitants, les métayers et fermiers et enfin, les journaliers. Toutefois, la société rurale s’organise selon une organisation complexe et hiérarchisée. Les deux critères permettant de distinguer différentes catégories sociales sont dans un premier temps la propriété de la terre, puis dans un deuxième temps leur situation dans la production.
La catégorie des propriétaires recouvre ainsi des situations radicalement différentes selon que l’on a affaire à des propriétaires non-exploitants, artisans, bourgeois ou grands propriétaires, dont certains ont même quitté la vie rurale, ou à des propriétaires exploitants. Ces derniers ne mettent en valeur que de petites parcelles et menaient une vie modeste, proche de celle des métayers.
La catégorie des non-propriétaires est constituée d’un côté des fermiers et métayers engagés, pour des durées variables, auprès d’un propriétaire et attachés à une parcelle, et de l’autre, de travailleurs agricoles payés directement pour leur contribution à la production.
L’enquête sur la vie économique et sociale réalisée en 1852 dans le département, à l’initiative du pouvoir central, permet d’évaluer la répartition de ces différentes catégories dans la population rurale. Il apparaît ainsi que les propriétaires exploitants sont encore nombreux à l’époque du système agropastoral. Il est important de remarquer que les paysans exploitant une parcelle sur la base du fermage sont en fait très peu nombreux, au regard de l’ensemble de la catégorie des non-propriétaires et surtout au regard de l’omniprésence des métayers. On voit ainsi que le métayage, qui perdure dans le système sylvicole, est déjà largement diffusé dans le système précédent. Les deux catégories les plus nombreuses sont donc celles des petits propriétaires exploitants et celle des métayers, et, malgré quelques variations selon les cantons ou les communes, celles-ci se répartissent en général de manière égale l’exploitation de la terre. Ces deux groupes centraux constituent à la fois la part majoritaire et le cœur de la société rurale ; c’est autour d’eux que s’organise sa hiérarchisation.

Malgré un niveau de vie général relativement modeste, l’univers des campagnes landaises se structure autour de distinctions complexes et multiples. Les grands propriétaires, dont le patrimoine compte de nombreuses parcelles dans diverses communes et parfois dans divers cantons, dominent bien sûr largement cette société et, renvoyant à la figure bien connue du notable rural, exercent sur celle-ci une tutelle pesante, en particulier sur les métayers. À l’influence exercée dans le domaine religieux et politique, s’ajoutent les intrusions dans la vie quotidienne de ces derniers ou lors des grands moments de la vie. Le métayer voit ainsi souvent le propriétaire devenir parrain de ses enfants ou conduire sa fille dans son nouveau foyer lors de son mariage. Toutefois, à côté de ces personnages, survivances de l’Ancien Régime, il convient de rappeler la présence, dans la catégorie des propriétaires non-exploitants, de diverses catégories sociales, comme par exemple les artisans, pour qui la propriété de la terre ne constitue qu’un revenu d’appoint.

Petits propriétaires exploitants et métayers semblent dans la plupart des cas se rejoindre par la modestie de leur niveau de vie. Même si ces derniers se voient contraints, par le contrat qui les lie à leur propriétaire, de reverser une part substantielle de leurs récoltes (entre la moitié et les deux tiers), les petits propriétaires exploitants ne sont pas toujours mieux lotis. Bon nombre ne possèdent en effet que de petites parcelles, dont le rendement ne permet pas, à lui seul, de nourrir une famille souvent nombreuse. Ainsi, une distinction subtile, mais lourde de sens, peut intervenir entre des propriétaires dont la parcelle suffit à assurer la consommation du foyer, voire permet de commercialiser un léger surplus, et des propriétaires plus modestes, contraints de travailler pour le compte d’autres afin de s’assurer des revenus suffisants. Une autre distinction subtile traverse le groupe des travailleurs ruraux qui ne sont pas liés par un contrat de fermage ou de métayage, et qui donc ne sont pas rattachés à une parcelle particulière. Parmi ces derniers, on distingue en effet, les domestiques, et les journaliers à proprement parler. Les premiers sont le plus souvent des hommes, célibataires, qui s’agrégent à un foyer de petits propriétaires ou de métayers pour apporter leur aide à l’exploitation d’une parcelle. Les seconds, véritables ouvriers agricoles, vivent en familles autonomes et vendent leur force de travail dans plusieurs exploitations, au gré de la demande.
L’un des signes les plus visibles de cette hiérarchisation réside sans doute dans les formes, l’architecture et la taille de l’habitat. Dans ce domaine, les grands propriétaires se distinguent surtout par leur absence dans l’univers rural quotidien, car, au fil du XIXe siècle, bon nombre d’entre eux ont en effet rejoint les villes ou les bourgs. Les distinctions interviennent, par contre, de façon décisive entre les différentes catégories d’exploitants agricoles. La majorité des propriétaires laboureurs vit, en effet, dans des » maisons de maître « , reconnaissables à leur taille, puisqu’elles comptent jusqu’à une dizaine de pièces, à leur toit à trois eaux et à leur façade-pignon agrémentée d’un auvent (estanade en gascon). Ce dernier est sans doute l’élément de prestige dont la valeur symbolique est la plus forte. Il matérialise la frontière entre le foyer et l’extérieur et permet de recevoir les visiteurs, sans les faire pénétrer dans l’espace privé. L’habitat des métayers est plus modeste. Souvent situé au voisinage immédiat d’une maison de maître, il est composé d’une maison rectangulaire à quatre pentes (dont éventuellement, une prolongée à l’ouest), sans auvent, et surtout de taille plus réduite (rarement plus de six pièces). Enfin, l’habitat des journaliers, qui prend le nom de meysonet ou maysonet (petite maison), et dont le type est moins bien défini, est surtout caractérisé par sa petite taille (le plus souvent trois à quatre pièces) et par la simplicité de son architecture.

Coutumes et sociabilité
Pour compléter ce tableau des Landes traditionnelles, il convient de revenir sur certains aspects du quotidien de leurs habitants et de leur sociabilité. Afin de rendre compte de cet univers, il paraît en premier lieu important de revenir sur l’organisation des foyers paysans, leur structure et la répartition des tâches au sein de ceux-ci. Un modèle général d’organisation se dégage rapidement, montrant des variations en fonction des différentes catégories paysannes. Chez les propriétaires exploitants comme chez les journaliers, le modèle dominant est celui du foyer mononucléaire, auquel s’agrègent parfois les grands-parents âgés, tandis que chez les métayers on constate une omniprésence des foyers polynucléaires. Cette organisation dépend largement du rapport à la terre et à la propriété. Ainsi, les journaliers, qui ne sont pas rattachés à une parcelle, ne sont pas assurés de pouvoir travailler tout au long de l’année et vivent dans une situation relativement précaire. Ils ne peuvent donc prendre le risque de constituer un foyer nombreux, auquel se joindraient des parents âgés. A l’inverse, les métayers sont rattachés à une parcelle, et la présence des grands-parents, ou d’autres parents proches, permet d’augmenter la capacité de travail du foyer sans avoir recours à des domestiques. De plus, les familles de métayers ne sont pas attachées à la terre par un lien de propriété, et la constitution de foyers polynucléaires permet dans certains cas de garantir une transmission des parcelles aux enfants. La variété des situations chez les propriétaires exploitants tient, quant à elle, à des situations économiques elles-mêmes variables selon la taille des propriétés et des familles. Il convient toutefois de relativiser l’ensemble de ce modèle au regard de la capacité globale d’adaptation des différentes catégories sociales. En effet, malgré l’existence des tendances générales décrites plus haut, il semble que des pratiques multiples ont pu coexister, en fonction des situations de chaque famille. Selon la taille des parcelles ou des familles, propriétaires et métayers ont su en effet adapter l’organisation de leurs foyers pour garantir la transmission des parcelles ou des revenus satisfaisants.

Au sein de ces foyers, en particulier ceux des métayers, la répartition des tâches, qu’il s’agisse des travaux agricoles ou domestiques, se fait à la fois selon le sexe et l’âge. Les femmes se répartissent ainsi, selon leur âge, entre femmes » du dedans » et femmes » du dehors « . Les premières, les plus âgées, s’attachent à la cuisine, au ménage et à l’éducation des enfants. Les secondes, plus jeunes et disposant d’une force de travail suffisante, collaborent aux travaux agricoles. Elles se chargent des jardins potagers, du soin des animaux et participent à divers travaux des champs : fenaisons, fauche des plantes de la lande, récolte de la gemme. La distinction par âge est moins marquée chez les hommes, membres de la famille à proprement parler, ou domestiques. On constate surtout que les tâches sont toujours attribuées. Un homme est ainsi chargé du gemmage, un autre de la mise en valeur de la parcelle, un autre du troupeau, etc. La distinction par âge apparaît surtout pour ce qui est de la garde du troupeau, qui, contrairement à une idée reçue, n’est pas attribuée à un jeune garçon, mais au plus âgé des hommes. Cette tâche requiert en effet une bonne connaissance des bêtes et surtout, il n’est pas question de se priver de la force de travail d’un homme jeune. Les deux personnages principaux du foyer et de l’organisation domestiques sont la dauna et le chef du tinèu (le « clan », ou groupe qui vit dans le même quartier). La première est la femme la plus âgée ; femme » du dedans » par excellence, elle régit l’ensemble des travaux domestiques. Le chef de tinèu, qui, selon les cas, est son mari ou son fils, fait figure de véritable chef de famille. Il donne le ton de l’activité agricole, détermine le moment des récoltes, répartit les tâches et gère les revenus de la famille. L’organisation domestique est sensiblement la même dans les familles de propriétaires exploitants, en particuliers celles qui regroupent plusieurs générations. Seules, les familles de journaliers fonctionnent de façon différente, là encore du fait qu’elles ne sont pas attachées à une parcelle. Leur vie s’organise donc au gré des travaux dans les diverses exploitations. Il est seulement possible de préciser que les femmes de journaliers participent sans doute plus systématiquement que les femmes de métayers ou de propriétaires exploitants aux travaux agricoles, afin d’assurer pour le foyer des revenus suffisants.
L’essentiel, voire la totalité de la production agricole est destinée à la consommation des paysans eux-mêmes. Ainsi, les céréales, comme partout ailleurs dans les campagnes françaises, servent de base à l’alimentation et le rôle du meunier revêt une importance capitale : le seigle, et plus rarement le froment, sont utilisés pour confectionner le pain, tandis que le maïs et le millet, très courants, servent à confectionner des bouillies (cruchade, escauton) et des galettes (miques). La consommation de viande de boucherie (bœuf, veau, mouton) est très réduite (4,5 kg par an et par habitant dans le canton de Sore, 3 kg par an dans celui de Pissos). Seul, le cochon est partout un aliment de consommation courante. Chaque foyer élève et engraisse dans un petit enclos (lo corteilh) un cochon, tué dans la période de Noël, et qui permet de cuisiner l’un des plats quotidiens, la soupe au confit (la garbure), agrémentée le plus souvent de chou et tranches de pain.

Du fait de son importance dans le quotidien des familles paysannes, l’abattage du cochon rejoint les grandes dates de la vie religieuse, comme Pâques, pour constituer, au fil de chaque année, l’un des grands moments de la vie sociale des Landais.
À l’échelle du quotidien, cette sociabilité est surtout marquée par la rudesse des travaux agricoles auquel la taverne sert bien souvent d’exutoire. Le dimanche, en marge de la participation à l’office religieux, la visite à l’auberge constitue en effet le second rendez-vous régulier de la semaine des paysans landais. Autour de la « chopine », on y rencontre amis et concitoyens, on discute et on se laisse parfois aller à l’ivresse. A l’occasion, les excès de boisson des Landais frappent les enquêteurs urbains venus rendre compte des « mœurs locales », surtout parce qu’ils tranchent avec le tempérament solitaire et silencieux prêtés aux habitants dans leur besogne quotidienne.
Les bouleversements qui ont touchés la société rurale landaise à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, accompagnant le vaste mouvement d’afforestation lancé par l’Empereur Napoléon III, se mesurent finalement à l’aune de la société traditionnelle qu’ils ont balayée. En effet, les historiens ont coutume d’analyser le monde rural du XIXe siècle en France comme un monde cloisonné, et ses habitants, comme des hommes et des femmes dont l’horizon ne s’étend pas au-delà de leur commune ou de leur canton. Cette analyse se vérifie pour les Landes traditionnelles, mais leur évolution ultérieure paraît décisive et originale en ce qu’elle permet d’apprécier de façon précise l’entrée en modernité des masses paysannes et de l’ensemble de la société rurale. La hiérarchisation complexe et, finalement, l’importante hétérogénéité du monde rural landais ont en effet été bouleversées par l’uniformisation socio-économique qui a accompagné la mise en place d’un système sylvicole tourné vers un marché national et international. Alors que dans la première moitié du XIXe, les différents pays, cantons voire les différentes communes ont constitué les structures de base d’une société éclatée en multiples catégories, la mise en place d’un système de production unique, articulé autour de la production de résine, contribue sans doute largement à forger, non sans heurts, une identité locale forte.

Pour en en savoir plus :
– La transformation des Landes de Gascogne
– Histoire sociale des Landes au XIXe et XXe siècles
– Le système agro-pastoral de la Haute-Lande et son évolution depuis le XVIIe siècle