Tends-moi cette main, que j’en lise les lignes. Le pouce, vois, c’est la côte cantabre, et jusqu’à l’index la côte landaise. Ici, regarde, tu as la Garonne, et l’Adour. Entre les deux, rien, sauf de la lande, de la forêt désertes. Sur ce rien, je vaticine. Là subsiste, sache-le, une peuplade bafouée de l’histoire. Moi, je lui donnerai mieux : de la légende. Elle parle, dit-on, un langage de brutes, inadmissible. J’ai voulu le faire chanter. On l’a considérée comme perdue, morte, avec sa langue, ses coutumes, sa foi. Je l’enterre, mais je l’enterre vivante.
Bernard Manciet

Aussi singulier que cela puisse paraître, le nom des « Landes de Gascogne » n’évoque bien souvent aucune curiosité chez les Landais eux-mêmes. Pourtant, terme plutôt antinomique s’il en est, il révèle un fait des plus importants : l’espace occupé aujourd’hui par le pinhadar (pinède ; ou francisé en « pignada ») était autrefois – il n’y a que 150 ans ! – un vaste espace de lande rase.
Ce n’est qu’en 1857, avec sa Loi d’assainissement et de mise en culture des Landes de Gascogne, que Napoléon III imposa des travaux d’envergure destinés à drainer l’humide plaine landaise par un système de crastes (fossés) afin de coloniser et de mettre en culture les vacants communaux dont jouissaient jusque-là librement les indigènes (les garanties de cette liberté apparaissent dans les fors et coutumes médiévaux, où il est mentionné qu’il s’agit déjà de droits immémoriaux). Aboutissement de nombreuses expériences ayant eu cours au XVIIIe siècle, la loi imposa alors ce qui est aujourd’hui la plus grande forêt cultivée d’Europe et signa, au profit de notables essentiellement bordelais et parisiens, l’arrêt de mort du système agro-pastoral landais : la privatisation – pour ne pas dire la spoliation – et la capitalisation des vastes landes destinées au pacage eurent pour conséquence la disparition de l’élevage, et donc celle de la production de la fumure indispensable à la pratique de l’agriculture. Ce paysage de « rase », où l’horizon unissait ciel et terre, était pourtant le fruit d’un travail de longue haleine qui avait atteint un équilibre certes fragile mais parfaitement adapté à un environnement très particulier.
UN PAYS FAÇONNÉ PAR LES EAUX…
Avant d’être la réalité paysagère et culturelle à l’identité affirmée qu’elles sont aujourd’hui, les Landes de Gascogne sont une entité géologique singulière marquée par l’impérieuse présence du sable et de l’eau qui, en tout temps, en ont régi la vie et l’évolution.
Il y a 40 millions d’années, à l’époque où les continents commençaient à présenter leur allure contemporaine, la plaine landaise était une grande baie marine que des torrents venus du Massif Central et des Pyrénées comblaient d’alluvions sablonneuses. Le niveau marin ne commença à reculer qu’il y a 23 millions d’années ; vingt millions d’années plus tard, le plateau était enfin sorti des eaux.
Alors, pendant des millénaires, le long de la côte encore fluctuante, l’océan tria les alluvions déposées par les torrents et en extirpa des grains parfaitement calibrés : ainsi naquit le Sable des Landes, que les puissants vents de l’ouest, il y a 200 000 ans, se mirent à répandre sur toute la plaine, tant et tant que lorsque Homo sapiens foula cette dernière pour la première fois, vers 45 000 avant notre ère, son allure était celle d’une toundra sablonneuse balayée par les vents gelés. Jusque-là épisodique, l’épandage s’intensifia durablement aux alentours de 25 000 av. n. è. et nappa à nouveau toute la plaine, érigeant de grands édifices dunaires à plusieurs dizaines de kilomètres du littoral encore visibles de nos jours.
Il y a 12 000 ans, la dernière ère glaciaire prenait fin et l’expansion éolienne du sable des Landes était achevée. Le climat, plus chaud et plus humide, permit de figer progressivement la plaine en faisant apparaître un couvert végétal dominé par une grande forêt de pin. Cette « pinède originelle » se mua par la suite en une chênaie mêlée de noisetiers, bouleaux, ormes, tilleuls, frênes, saules et aulnes.

… ET LE SABLE
Le réchauffement climatique permit également au niveau marin de remonter à son état actuel et, avec lui, une nouvelle masse de sable s’accumula progressivement sur le rivage jusqu’à édifier la première génération post-glacière de dunes littorales. En se formant, celles-ci obstruèrent alors les estuaires des nombreux petits fleuves qui morcelaient la côte. Ne pouvant plus s’écouler, ou de moins en moins bien, leurs eaux débordèrent de leur lit et ennoyèrent les terres alentours pour devenir ce que sont aujourd’hui les étangs landais.
Ces derniers ne s’imposèrent toutefois pas spontanément. Des périodes de réchauffement climatique ralentirent régulièrement le processus d’ensablement en permettant le développement d’une végétation fixatrice, offrant aux fleuves l’opportunité de continuer à se frayer un mince chemin vers l’océan. De plus, les épisodes d’ensablement s’observent eux-mêmes sur de larges plages chronologiques : les principaux eurent lieu entre 2000 et 1000 avant notre ère (âge du Bronze), 400 et le changement d’ère (âge du Fer/Antiquité), puis 500 et 1000 de n. è. (Moyen Âge). Ce cycle médiéval aboutit à la mise en place ce qui est considéré comme le premier véritable cordon dunaire, cordon qui acheva la formation des lacs côtiers – à l’exception du Bassin d’Arcachon – dont l’allure contemporaine daterait des alentours de 800 de n. è. pour les plus récents. Depuis, la plupart des étangs sont contraints de se déverser via une rivière sinueuse dans un lac voisin qui, à son tour, se déverse dans un autre plan d’eau et ainsi de suite jusqu’à atteindre enfin l’un des rares élus à posséder un « courant » (petit fleuve exutoire).
Mais avec le Petit Âge glaciaire, au début du XVIe siècle, une nouvelle phase d’ensablement renforça le cordon primitif et le surpassa. Périodiquement, les embouchures des courants et les lits des rivières s’obstruèrent, affectant leur débit d’écoulement et provoquant l’inéluctable montée des eaux des étangs. Devant les inondations répétées des bourgades installées aux abords de ces derniers, les hommes n’avaient plus qu’une seule solution : fuir. Fuir, et abandonner leur monde aux marais insalubres et aux moustiques. Églises détruites, bourgs déplacés, des hectares et des hectares de près et de champs perdus… Les dégâts furent considérables.
Ces jeunes dunes, avançant toujours plus à l’est, ne furent stoppées par les travaux de boisement qu’à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle (notamment grâce aux expérimentations des frères Desbiey) ; et le cordon du front de mer, irrégulier et mouvant, ne se pétrifia dans l’allure rectiligne d’aujourd’hui qu’à la suite des chantiers menés au début du XIXe siècle par Jean-Sébastien Goury, époque où le romantisme s’empara du mythe des ports et villages ensevelis.

UN PAYSAGE SINGULIER
Lessivé par les pluies pendant des milliers d’années puis recouvert d’une végétation acidifiante depuis les grandes déforestations protohistoriques, le sol du plateau landais est un sol sableux podzolisé, très acide. Cette podzolisation, responsable de la mauvaise qualité agricole du sol, est également la conséquence de caractéristiques topographiques particulières qui peuvent rendre le terrain, en interfluve, hydromorphe : on parle de zones sèches, mésophiles et humides.
Les zones humides, qui occupent la moitié de la superficie de la plaine, résultent de la présence de nappes phréatiques superficielles associées à un drainage naturel insuffisant. Cet état a pour effet, en mauvaise saison, l’apparition ici et là de quelques étendues inondées. Ce sont ces terres ennoyées qui ont marqué l’esprit des voyageurs des XVIIIe et XIXe siècles, qui n’hésitèrent pas à qualifier l’ensemble du pays landais d’infâme marais insalubre. Toutefois, bien qu’étant parsemées de nombreuses lagunes (plans d’eau), les zones humides n’étaient pas en soi un vaste marécage : l’été, les mêmes voyageurs évoquaient au contraire une aride steppe saharienne.
Des sables brûlants pendant l’été, des marais et des abîmes en hiver, un pays malsain dans toutes les saisons, et des solitudes affreuses où l’horizon paraît sans bornes, voilà l’aspect des Landes.
Victor Gaillard, « l’habitant des Landes », in Les Français peints par eux-mêmes, volume 7, Paris : L. Curmer, 1841, p. 113.
Cette zone hybride, tantôt inondée les hivers de fortes pluies, tantôt asséchée les étés de fortes chaleurs, prenait jusque dans la seconde moitié du XIXe siècle l’apparence d’une immense lande rase recouverte de bruyères, d’ajoncs et de molinies. Façonnée et entretenue par les hommes, elle était essentielle à leur survie, car pour cultiver des céréales sur ce maigre sol le fumier était indispensable : 1 hectare de culture consommait 15 tonnes d’engrais, soit une production de fumure nécessitant 25 brebis ; chacune ayant besoin d’un hectare de pacage, 25 hectares de landes étaient donc indispensables à la mise en valeur d’un seul hectare de champ. On comprend bien ainsi l’espace impressionnant que devait tenir ce « grand désert », ponctué de parcs et de bordes (bergeries), d’oustalets (cabanes de berger), de lagunes poissonneuses, de gibiers, bref de vie.
À l’inverse de cette zone humide dévolue aux parcours à moutons, les zones mésophiles et sèches, correspondant aux pentes douces des versants et aux parties inférieures des vallées, étaient le domaine des champs et des sègues (vieilles pinèdes). Bien drainées, elles sont propices à l’aménagement de l’habitat qui était construit avec le bois des forêts-galeries qui bordent les rivières. Ces dernières offraient également des moyens de communication efficaces, utilisés jusqu’au XIXe siècle par tout un réseau de galupes (barques à fond plat) – alors qu’à contrario, le sol sablonneux posait de gros problèmes de circulation : les pieds glissaient, s’enfonçaient, les roues creusaient des ornières et s’enfouissaient.

LA LÉGENDE NOIRE DU DÉSERT LANDAIS
Comme l’évoquait à merveille Manciet, une lourde image pèse sur les Landes de Gascogne, image issue d’une prégnante Légende Noire dont même aujourd’hui elles peinent à se défaire.
À l’époque où les sciences contemporaines se construisaient, où se développaient évolutionnisme et diffusionnisme, où l’engouement était à l’exploration des mondes reculés et au mépris des univers sauvages et ruraux non civilisés, les Landes de Gascogne se trouvèrent être la cible privilégiée de nombreux pamphlets écrits par de soi-disant esprits urbains éclairés. On ne compte plus, issues de ce XIXe siècle en ébullition, le nombre de descriptions faisant d’elles un incommensurable désert stérile seulement peuplé d’insectes et d’animaux, les Landais – créatures dégénérées, « pithécanthropes », chaînon manquant entre l’Homme et le Singe – étant compris dans le lot. Un plus tard, l’État français n’hésita pas à légitimer sa loi d’assainissement et de mise en culture des Landes à grand renfort d’arguments hygiénistes et moraux, exploitant cette image de pays sinistré et primitif que seule la Nation civilisatrice pouvait sauver, et entérinant ainsi la funeste Légende Noire contre laquelle toute sa vie durant Félix Arnaudin s’acharna à lutter, maudissant son impérieux totem inlassablement aligné en ordre de bataille, le Pin.

Pourtant, les recherches archéologiques et les analyses paléoenvironnementales dévoilent le contraire : l’occupation de la plaine landaise est très ancienne et remonte à la préhistoire. Le déboisement des Landes, amorcé au moins dès le Néolithique final (3500 avant notre ère), s’intensifie à l’âge du Bronze (2200 à 800 av. n. è.) et se poursuit durant l’âge du Fer (800 à 50 av. n. è.). Ce dernier se caractérise ainsi par une forêt de moins en moins dense (surtout de chêne et de noisetier, puis de bouleau, d’orme, de tilleul et de hêtre), côtoyant de grandes étendues de prairies et de landes (poacées, bruyères) encore ponctuées de taillis et de petits sous-bois (lierre, bourdaine, fusain). Si les espèces végétales qui marquent ces landes et prairies témoignent de la pratique de l’élevage, les pollens de céréales attestent quant à eux celle de l’agriculture. La nature du sol landais incite à penser que les champs devaient majoritairement se localiser proche des cours d’eau, où se trouvent les sols les mieux drainés et les plus riches grâce la diversité de la flore des forêts galeries et à la proximité des affleurements argileux. Le second âge du Fer (400 à 50 av. n. è.) marque un tournant majeur dans l’évolution du paysage. Le noyer et le seigle font leur apparition, enrichissant les pratiques alimentaires, mais on note surtout le retour du pin maritime qui, discret depuis la perte de son hégémonie vers 6000 av. n. è., reprend peu à peu de l’importance au dépend du chêne. Est-ce là une volonté humaine ? Probablement, car ce phénomène est propre aux Landes de Gascogne. Autre fait important, les taillis laissent définitivement place aux landes à bruyères, genêts, ajoncs et fougères-aigle. La pression humaine (écobuage, élevage), trop importante, empêche l’ancienne forêt de repousser : la traditionnelle Lande est née, et ne fera plus que croître jusqu’à devenir Grande au cours du Moyen Âge (476 à 1492 de n. è.).

Rien. Mais toutefois assez de couleurs, celle des incendies, des nuages violents, des péchés truculents ; et assez d’ombres, celle des pluies interminables, des impénitentes superstitions, des secrets obstinés, pour que j’en gâche le mortier d’un cérémonial exagéré et absurde, puisqu’il va disparaître avec un peuple, avec son fatras magnifique. Prends garde : n’en sois pas trop sûr.
Bernard Manciet