
« Quelque part en France, fin du XIXe siècle.
Partout, les vastes landes à bruyères disparaissent sous la roue du progrès et de son cortège de vapeurs industrielles. Et avec elles, leur monde… Un monde secret, primitif, libre de toute chaîne, peuplé de terrifiantes et ancestrales créatures aux noms bannis de la langue des hommes. Un monde qui disparaîtra, mais pas sans se battre.
Bienvenue dans les derniers instants décadents d’une civilisation aujourd’hui disparue. »
Ces nouvelles mettent en scène le trio Bessabath, Garros et Beldura au travers d’enquêtes prenant place à l’époque la plus tragique de l’histoire des Landes de Gascogne. Romantisme noir, horreur fantastique, polar… Les influences s’entremêlent dans un univers très ethnographique pour redonner vie à une culture populaire dans ce qu’elle a de plus sombre et de plus inquiétant.
Restituer un univers fantastique landais
Fruits de nombreuses années de recherches, inspirés de récits populaires qui ont été dépouillés et décortiqués afin d’en dégager une essence pure à modeler, les Contes sauvages des landes abolies sont l’aboutissement d’un processus de « défolklorisation » et se veulent être un hommage à un monde aujourd’hui disparu : celui des Landes de Gascogne des temps agropastoraux ; celui que la Légende noire dépeint comme un vaste désert marécageux peuplé d’une poignée de sauvages vagabonds.
Tandis que la forêt industrielle imposée par Napoléon III gagne du terrain sur les libres landes ancestrales, imposant de facto privatisation et capitalisation des terres à une société qui n’utilisait qu’à peine le système monétaire, la disparition de ce monde est avant tout, au-delà du changement économique et écologique, un violent bouleversement social et idéologique. Émeutes, incendies, suicides… On ne compte plus les drames qui touchent alors un pays dont l’imaginaire collectif traditionnel va également dépérir avec le paysage et la société qui l’ont porté. Cet imaginaire, parvenu jusqu’à nous sous forme de bribes à travers les contes et les légendes collectés par quelques érudits (Vincent Foix, Félix Arnaudin), est constitué de formes bien identifiables (sorcellerie et pratiques magiques, lieux miraculeux, bestiaire) mais aussi, plus difficile à percevoir, d’un arrière-plan ontologique particulier (existence d’un monde des « souffles » sur lequel on ne peut agir que par la magie, multipartition de l’esprit…). Bâti sur ces croyances et ces pratiques réelles, le fonds magique et mystique des Contes sauvages reste toutefois idéalisé : il n’a probablement jamais existé tel quel dans un même temps en un même lieu, mais rien de ce qui le constitue n’a non plus été gratuitement inventé.

Les Landes, terre de sorcellerie
De tout temps, les Landes furent considérées comme une terre maudite, un immonde désert tour à tour enseveli sous les eaux puis brûlé par le soleil. Seule une « nouvelle Création » aurait pu mettre un terme à ce sort funeste, ce que, finalement, la loi de 1857 fut. Or quoi de plus naturel qu’un pays maudit soit peuplé de sorcières et de sorciers ?
De nombreux témoignages médiévaux déplorent en effet que le pays soit infesté de posoeras /pouzouères/, femmes connaissant les secrets de fabrication des potingas /poutïngues/ (potions) et des engoents /engouenns/ (onguents magiques). Des actions judiciaires furent intentées contre certaines de ces « empoisonneuses par sortilège » que l’on accusa de meurtre, comme à Saint-Sever au XIIe siècle. Ces procès restaient néanmoins anecdotiques car les posoeras, comme toutes celles et ceux qui pratiquaient la « petite magie », n’inquiétaient que peu l’Église qui ne prenait pas vraiment au sérieux ces superstitions rurales. Jusqu’au jour où, pendant la première moitié du XIVe siècle, se répandit une méchante rumeur : des posoeras, oignant leur corps ou leurs balais d’onguent magique, partiraient pour de longs vols nocturnes afin de gagner un lieu secret et impénitent. Là-bas, réunies en une grande assemblée, elles pratiqueraient d’étranges rites et s’adonneraient… au Démon !
Chaque village gascon possédait son lieu impie destiné à accueillir ces maléfiques hitilhs /hitills/, en général une lande rase où plus rien ne poussait et où ne se dressaient que quelques arbres morts, nommée lanaboc /lanebouc/ (lande de bouc). Certains hitilhs étaient très populaires et réunissaient une fois par an toutes les sorcières du Pays basque et de Gascogne, comme à Lannemezan. Cependant, les posoeras n’étaient pas les seules à y participer. Des gens de tous sexes, de tous âges, des prêtres même, venaient assister au spectacle visages masqués ou voilés. Au son de leur tabard /tabartt/, tambour au son hypnotique, les posoeras essayaient d’enrôler le public en lui proposant de prendre part à des rites initiatiques pendant qu’une sarabande infernale dansait et festoyait en se moquant du monde. D’autres témoignages, avoués sous la contrainte, dévoilent que l’on y vouait un culte au vice et à la luxure, qu’on y planifiait des actions malveillantes, qu’on y désignait les futures victimes, qu’on y célébrait des messes noires, que l’on y mangeait des cadavres de nouveau-nés et que l’on y copulait avec des animaux !
L’Église, soupçonnant que d’infâmes complots se manigançaient à son encontre, se mit alors en chasse et la terrible Inquisition reçut pour mission d’éradiquer son nouvel ennemi : les posoeras devenues hitilheras /hitilières/ (sorcières du sabbat) – faisant ainsi des pays basco-gascons un des berceaux de la chasse aux sorcières et, par l’imagerie qu’ont façonnée les textes la décrivant, celui de la sorcellerie moderne elle-même (celle des balais, des crapauds et des sabbats). Le bannissement ou l’emprisonnement étaient souvent appliqués ; mais s’il n’y avait pas amende honorable et aveux publics, il fallait présager le pilori, la torture (fouettées, traînées au sol par un cheval) puis la mise à mort (pendaison ou bûcher). Qui sait, entre le XVe et le XVIIe siècle, combien de milliers d’innocentes périrent sous les coups de la colère divine… En Gascogne et Pays basque, contrairement au reste de la France, les condamnations pour sorcellerie ne concernèrent dès l’origine presque exclusivement que des femmes. Faut-il y voir un combat contre leur statut dans un pays où leur place était peut-être plus forte qu’ailleurs ? Est-ce un hasard si le temps des bûchers fut aussi celui de la répression de la prostitution libre et de l’adultère féminin ? Car les femmes n’étaient pourtant pas les seules à inspirer la méfiance. Boiteux, malformés, strabiques, vagabonds, cagots, bohémiens et excentriques étaient souvent soupçonnés de posséder des pouvoirs… Plus rare mais avéré, des prêtres furent même excommuniés et accusés de sorcellerie. Encore au XIXe siècle, tout village qui se respectait possédait ses magiciens. Autant d’« hérétiques » qui auront eu la chance de ne pas être passés par les flammes.

La magie gasconne
Pour les Gascons, le monde ne se limitait pas au visible et au tangible. Les contes et les légendes témoignent de la croyance en un univers plus subtil, un monde des souffles : celui des esprits, des fantômes et des maladies qui ne sont en réalité que des mauvais sorts. Ces deux réalités, tangibles et invisibles, étaient liées par une force magique que les Basques nommaient adur /adour/. Pour agir sur l’adur et ainsi influer sur ces différents mondes, il convenait de posséder le don /doun/. Ce dernier pouvait être inné : ceux qui naissaient orphelin de leur père ou neuvième d’une fratrie en étaient dotés. Mais on pouvait forcer le sort pour se procurer ce pouvoir : prendre une poule blanche, se rendre à une croisée de quatre chemins, tracer un cercle au sol à l’aide d’un bâton de coudrier, s’y placer au centre, attendre jusqu’à minuit l’arrivée de Mauhazedor /mawhazédou/ (le Diable) puis saigner la poule, récupérer ses plumes et l’enterrer. On pouvait également participer à un hitilh et vouer son âme au grand Bouc noir. Mais ces actes ne laissaient pas indemne, car qui vendait son âme au diable devait en porter la marque et en subir les lourdes conséquences (suivre des rites précis, ne pas rater de hitilh…), sans quoi la partie inférieure de son corps deviendrait une queue de serpent. Ainsi, avec toutes ces voies d’accès au dun, les Landes ne pouvaient être qu’un pays peuplé d’innombrables personnages doués de magie.
Les hitilheras étaient donc les sorcières les plus redoutées, celles qui portaient le maugoelh /mawgweuil/ (mauvais œil) et réalisaient des xarmatòris /charmatoris/ (envoûtements) pour jeter des maudats /mawdatts/ (mauvais sorts) comme l’adromilhon /adroumilloun/ (mal du sommeil), la maraia /maraille/ (mal de tête) ou le mal de lairar /laïra/ (crises de folie). Les hitilheras étaient avant tout des posoeras et connaissaient donc le secret des potions et des onguents magiques, notamment ceux qui leur permettaient de se transformer ou de s’envoler dans les airs. Séparées de leur corps physique, elles pouvaient aussi passer par les trous de serrure et étouffer les pauvres endormis jusqu’à la mort. Parmi les hitilheras, les broxas /brouches/ étaient les plus anciennes ; et chez les posoeras, les astregas /astrègues/ étaient celles qui avaient le plus haut rang.
Bien plus fréquentables, les bedentas /bédènntes/ avaient le don de divination, qu’elles pratiquaient souvent à l’aide d’un sedas /sédas/ (tamis). Certaines savaient vous indiquer, à l’aide de candelons /candelounns/ (fines bougies de cire souple, très longues, enroulées de manière particulière), la ou les bonnes sources miraculeuses à visiter pour guérir de tel ou tel mal. Quant aux salambuzas /salambuzes/ (dormeuses), qui avaient des visions dans leur sommeil, elles étaient endormies par un hypnotiseur et devenaient un moyen de communication entre les morts et les vivants.
Le genre masculin n’était pas en reste. Hitilhers /hitiliès/, broxes /brouches/ et posoers /pouzouès/ bien sûr (sorciers), mais aussi endobins /enndoubïnns/ (devins), desligaires /dessligaïres/ (guérisseurs qui « déliaient » les sortilèges, parfois à l’aide de l’affreuse escominja /escouminye/ qui transférait le xarmatòri d’un maudit vers un nouvel hôte), metges /metches/ (mages, médecins), majanciens /mayanncienns/ (magicien)… Ces hommes étaient souvent des marginaux ou de vieux bergers qui, par leur vie vagabonde et soumise aux forces de la nature, passaient vite pour de vieux « chamans » avec leur visage enduit de graisse et de cendre (en fait pour se protéger des moustiques). Il ne faut pas oublier les caperans /capéranns/ (prêtres), dont les missionnaires de Buglose qui, eux-mêmes desligaires et exorcistes, arpentaient la lande chaque hiver pour chasser les sorcières et purifier la contrée. Il y en avait toutefois parmi eux de fort mauvais genre, qui moyennant une belle somme d’argent n’hésitaient pas à célébrer une messe de Sent Secari, messe noire au dessein mortel.
La maladie étant le résultat d’une invasion de mauvais esprits dans la maison, envoyés ou non par une sorcière, il était donc important de savoir se protéger. On mettait des plantes bénéfiques partout (surtout fenouil, menthe, laurier et genêt), on portait des talismans (souvent gravés d’étoiles), on pratiquait des rites prophylactiques (sauter au-dessus des feux solsticiaux), on posait une corne de bœuf sur la cheminée (pour que les sorcières n’y passent pas) et on brûlait du sel.
Mais lorsque le mal était là, il fallait passer aux choses sérieuses. Bien souvent, la première étape consistait à déchirer oreillers et paillasses : si parmi les plumes qui les rembourraient certaines étaient en train de s’unir pour former cercles, étoiles ou toute forme suspecte, il y avait ensorcellement. Sans perdre de temps, il fallait partir à une croisée de quatre chemins et brûler le tout, puis survivre au trajet du retour empli d’hallucinations. Si les plumes avaient eu le temps d’achever leur transformation, le sort aurait été scellé et la mort aurait emporté le maudit. En revanche, si elles ne présentaient rien d’anormal, alors on avisait en fonction des maux. Pour les Gascons, il était évident que rien ne se créait, rien ne se détruisait : on ne pouvait que transférer le mal. Ainsi, pour une fièvre, on plaçait une araignée dans une coquille de noix que l’on portait en talisman : au fur et à mesure que l’araignée dépérissait, la fièvre disparaissait. On pouvait sinon visiter une des nombreuses sources miraculeuses ou, contre les petits maudats, jeter une poignée de romarin, rue et fenouil sur neuf charbons ardents et respirer la fumée : celle-ci s’imprégnait du mal avant d’être expirée, emportant avec elle la maladie. D’innombrables pratiques de ce genre, de gestes et de récitations codifiées correspondaient à autant de maux qui pouvaient frapper.

Des êtres surnaturels
Si les hommes redoutaient les mauvais sorts, ils se méfiaient encore plus de la nuit, car sur elle régnait un esprit malveillant appelé Gaueko /gawéco/, nom basque étrangement proche du gascon gaueca, « chouette ». En effet, quand résonnaient dans l’obscurité les cris menaçants du maître des ténèbres et que brillait dans le ciel la pâle ardeur de la lune, les bois et les landes prenaient alors l’allure d’une effroyable ménagerie fantastique.
En ces heures obscures, broxas et autres males personnes avaient la fâcheuse réputation de pratiquer d’ignobles mutations : ointes d’un onguent spécial, elles se recouvraient d’une peau de chien, de cheval ou de loup et se transformaient en bête. Selon les versions, ces mudats /mudatts/ (changeurs de peaux) étaient contraints de se métamorphoser chaque nuit ou à chaque hitilh. Les loups-garous, amateurs de viande fraîche, étaient bien entendu les plus craints.
Contemplant silencieusement les chasses sauvages de ces infatigables coureurs de lande, les exerumis /échérumis/ (ou auburis /awburis/), spectres solitaires, étaient tout aussi malveillants. Parfois, en réinvestissant leur ancien corps, ces âmes en peines pouvaient faire revenir les morts à la vie sous forme de barrahins /barrahïns/ (revenants), vagabonds sans cœur condamnés à attendre que le maléfice qui les retenait dans cet entre-deux-mondes fusse levé.
De mauvaises intentions animaient également certains des innombrables engins /ennjïns/ (génies) qui peuplaient le pays. C’était le cas des marmucas /marmuques/, ombres plus sombres que la nuit navigant en meute dans les airs, ou des holets /houletts/, cruels esprits des eaux. On pouvait apercevoir ces derniers, immobiles, sous la forme d’une flamme verte flottant au-dessus des lacs et des lagunes ou dans leurs abords marécageux. Mais pire était de ne pas les voir… Car ces mauengins /mawennjïns/ (mauvais génies) étaient capables de se manifester à travers n’importe quel objet ou être vivant, souvent un cheval ; or gare à ceux qui se laisseraient prendre à monter sur son dos : l’animal endiablé chercherait à les noyer. À Léon, les holets devaient partager leurs eaux avec une mystérieuse créature : le bom /boum/, oiseau géant annonciateur de malheur, avatar local de ces mythiques oiseaux-tonnerre.
D’autres figures au parfum mythologique étaient susceptibles de tourmenter les vivants, comme Baricà /barica/, le « démon du tonnerre » ; Mair deu bent /Maï dou benn/, la « mère du vent » ; le drac /drac/, roi des eaux ; les iretges /irètjess/, « hommes sauvages » détenteurs de la sagesse et des secrets des temps ancestraux (issus de la race des gigants /giganns/, géants antédiluviens qui disparurent quand vinrent les premières neiges) ; ou encore les hadas /hades/.
Ayant l’apparence de femmes blondes aux pieds palmés comme les oies, parfois maléfiques (mauhadas /mawhades/) parfois bonnes (hadelas /hadéles/), il n’était pas rare de voir ces hadas se prélasser au bord des sources et des fontaines entre lesquelles elles pouvaient mystérieusement naviguer grâce à leurs royaumes souterrains, de riches cavernes dans lesquelles très peu d’humains purent pénétrer. Beaucoup d’entre elles souhaitaient accéder à l’humanité et tentaient de prendre un homme pour mari ; mais cette union, synonyme de richesse pour l’homme, était toujours soumise à condition et ne tenait jamais plus de quelques années (souvent à cause d’un secret ou d’un mot que l’homme ne devait pas prononcer sous peine de voir la hada disparaître pour toujours). Si les enfants nés de ce couple hybride étaient tout à fait normaux, ceux nés sans père humain étaient anormalement laids, ridés, parfois barbus. Rejetés par leurs mères, ces hadets /hadètts/ servaient souvent de changeling : les hadas les abandonnaient dans les berceaux à la place des bébés humains qu’elles dérobaient. Triste sort pour ces êtres inoffensifs, qui ne sont pas sans faire penser à certains personnages du Petit peuple tels les dats /datss/, nains aux pieds palmés vivant dans les profondeurs des montagnes commingeoises.
Il en est d’autres en revanche que nul n’osait perturber : les abominables becuts /bécutts/. Òrcs /orks/ (ogres) immenses à œil unique, rapides comme le vent, même les hommes les plus forts ne pouvaient se mesurer à eux ; seule la ruse pouvait l’emporter, saupoudrée d’une bonne dose de courage. Du courage, il en fallait bien plus encore contre elle… Trônant au panthéon des peurs et des horreurs gasconnes, la cama cruda /came crude/ était elle aussi une dévoreuse de chair humaine, notamment d’enfant. Monstre issu du fin fond des âges, on dit qu’elle ressemblait à une jambe unique surmontée d’un œil. La simple mention de son nom suffisait à faire trembler le pays…
E cric, e crac… La cama cruda que m’a trobat !

Quelques références :
– Ghersi, « Poisons, sorcières et lande de bouc », Cahiers de recherches médiévales, 17, 2009, p. 103-120
– Chabas, La sorcellerie et l’insolite dans les Landes et les pays voisins, 1983
– Dubourg, Histoire des sorcières et sorciers du sud-ouest, 2013
– Foix, Sorcières et Loups-Garous dans les Landes, 2013
– Bordes, Sorciers et Sorcières, procès de sorcellerie en Gascogne et Pays basque, 1999
– Lafargue, L’ensorcellement des Landes, 2012
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